Manhattan, pyramides et casques à pointe

- Catégories : Default

Jusqu’à présent, la même recette a toujours fonctionné : la population est invitée à verser un montant en espèces permettant de financer immédiatement l'effort de guerre ; en échange, chaque donateur se voit promettre un excellent retour sur investissement, une fois la paix rétablie, grâce à des taux d'intérêt intéressants. Et ça marche ! Fin 1918, vingt millions de personnes ont ainsi déjà acheté des obligations américaines, permettant à l’État de récolter plus de 17 milliards de dollars, une somme gigantesque pour l’époque. Une enquête gouvernementale menée auprès d’environ 13 000 salariés habitant en ville montrera ainsi que 68 % d’entre eux possédaient en effet des Liberty Bonds !

Pour enfoncer le clou, le gouvernement décide de changer sa formule en proposant à New York une imposante exposition temporaire en plein air, intitulée Victory Way. L’objectif étant d’attirer le plus de monde possible, un lieu fréquenté et emblématique de la puissance américaine est choisi : ce sera Park Avenue, la principale artère résidentielle des classes aisées de Manhattan, et plus précisément sa portion contiguë à Grand Central Station, la célèbre gare new-yorkaise. Entre 1918 et 1919, les passants peuvent ainsi venir y admirer des matériels militaires allemands de toutes sortes, de la baïonnette au canon, tous soi-disant capturés au combat. Admirer mais aussi acheter, car c’est là la différence avec les précédentes campagnes d’emprunt : sur Victory Way, le gouvernement vend les équipements présentés aux plus offrants, aux particuliers pour les objets sans grande valeur ou à des entreprises spécialisées pour des lots plus conséquents.

La mise en scène de l’exposition est soignée, avec des rangées de drapeaux, une colonnade pseudo-antique rappelant les défilés de la victoire chez les Romains, des parades militaires, des discours d’hommes politiques, et surtout deux monumentales pyramides, chacune surmontée d’une statue de Niké (déesse grecque de la victoire) et haute d’environ sept étages ! Si leur structure est de bois, leur parement est constitué de milliers de casques allemands, a priori 12 000 par pyramide si l’on en croit la propagande de l’époque. Ce ne sont pas n'importe quels casques mais des Pickelhauben, c’est-à-dire des « casques à pointe », symboles s’il en est du militarisme teuton. Et c’est là que le bât blesse, car il est impossible que l’armée américaine ait pris ces trophées à des troupes ennemies lors des combats de 1917-1918.

En effet, le Pickelhaube apparaît dans l’armée prussienne puis allemande à partir de 1842. Sa forme générale est copiée sur un casque d’apparat russe pour remplacer le shako jugé trop peu pratique. Sa cloche aplatie est en cuir bouilli, une matière plus légère que l’acier, et est prolongée par une visière et un couvre-nuque. La pointe en métal n’est pas qu’un élément décoratif puisqu’elle doit dévier sur les côtés les coups de sabre portés par les cavaliers ennemis. Plusieurs modèles se succèdent jusqu’à la Première Guerre mondiale. Là, le Pickelhaube montre ses limites : dès 1914, il s’avère incapable de protéger efficacement le soldat des éclats d’obus (origines de 80 % des blessures à la tête). Aussi, est-il finalement remplacé par le Stahlhelm M1916, un « casque d’acier » que la troupe reçoit en masse lors de la bataille de Verdun.

Par conséquent, d’où viennent ces milliers de Pickelhauben recouvrant les pyramides de Victory Way en 1918 ? Tout simplement des entrepôts allemands dans lesquels les Américains ont allégrement pioché pour se rembourser. Transportés par bateau jusqu’en Amérique, puis accrochés à l’une des pyramides, ces casques finiront leur carrière comme cadeaux « premium » pour les acheteurs de bons de guerre à partir d’un certain montant. Un beau cadeau : à l’heure actuelle, le collectionneur ne peut toucher un Pickelhaube à moins de 750 euros…

Partager ce contenu