542 ennemis abattus. Ce décompte morbide a de quoi faire frémir la plus inébranlable des « bêtes de guerre ». Ce « tableau de chasse » est celui du Finlandais Simo Häyhä, qui s’est distingué durant la Guerre d’hiver de 1939-1940 par son sens du camouflage, sa patience, son sang froid et la précision redoutable de ses tirs. Häyhä est devenu tellement craint par l’Armée rouge que les Frontoviki lui ont attribué un surnom éloquent : « Belaya Smert », autrement dit la « Mort blanche ».
Simo Häyhä naît le 17 décembre 1905 à Rautjärvi, au sud-est du Grand-duché de Finlande, alors possession de la Russie des tsars. Il est le second d’une famille luthérienne de huit enfants et dont les parents sont de modestes fermiers exploitant des terres à Miettilä, hameau situé à une vingtaine de kilomètres de sa ville natale. En dehors de sa scolarité à l’école primaire du village, Simo cultive au plus jeune âge les champs avec son frère aîné, et cette frugale vie à la campagne sous ces latitudes l’amène à se familiariser avec les laborieuses tâches de garçon de ferme, la chasse et la pêche, sans oublier le ski en hiver.
À l’âge de 17 ans, il s’engage dans la Garde blanche (la Suojeluskunta), cette milice qui a arraché l’indépendance de la Finlande à la Russie face à la Garde rouge en 1918. Cet homme de très petite taille (1,52 m !) ne tarde pas à se distinguer par sa remarquable adresse au tir, qui lui vaut de remporter plusieurs compétitions militaires. En 1925, il fait son service militaire de 15 mois au sein du 2e bataillon cycliste à Raivola, puis au 1er bataillon cycliste à Terijoki. Une fois libéré de ses obligations, Simo Häyhä est versé à la Suojeluskunta – qui fait office de réserve – de son district militaire (celui d’Utti) et retourne à sa vie d’agriculteur. Il est toutefois rappelé sous les drapeaux à la mobilisation de l’Armée finlandaise, décrétée alors que la crise diplomatique couve avec l’URSS.
La « Mort »blanche »
À quelques jours de ses 34 ans, le Korpraali Häyhä est affecté à la 6e compagnie de Jäger du 34e régiment d’infanterie (Jalkaväkirykmentti 34) et fait fonction de tireur d’élite. Il est armé d’un fusil à répétition M/28 « Suojeluskuntain Pystykorva » de 7,62 mm, version finnoise du Mosin-Nagant M1891 russe qui, plus courte de 6 cm, convient parfaitement à son petit gabarit.
La légende naît sur la rivière Kollaa. La 12e division finlandaise résiste alors à l’offensive de quatre divisions soviétiques, Häyhä alternant combats de simple fantassin (il épaule alors un pistolet-mitrailleur Suomi KP/‑31) et missions de tireur d’élite. Pour ces dernières, l’homme fait appel à son redoutable instinct de chasseur, forgé durant sa jeunesse et qui se mue bientôt en instinct de prédateur. Il n’utilise pas de lunette de visée, par souci de réduire sa silhouette au sol (viser à la lunette implique de relever davantage la tête) et d’éviter la réflexion du soleil sur la lentille (qui de toute façon, par ces températures glaciales, serait recouverte de buée), mais sa mire métallique, exceptionnellement un dioptre. Vêtu d’un pardessus blanc, il rampe sur le sol et choisit un emplacement à la lisière des lignes soviétiques, opérant sous des températures comprises entre ‑ 20° et ‑ 40°C. Méticuleux, il met de la neige dans sa bouche pour que le souffle de sa respiration ne le trahisse pas. Invisible, il creuse un trou dans la neige pour s’y ensevelir partiellement, édifie un petit muret de neige pour accroître son camouflage et le tasse parfaitement pour que la neige ne soit pas soulevée par le souffle du tir et révèle sa position. Patient, Häyhä est capable de rester des heures sans bouger à attendre qu’un soldat ennemi se présente dans son champ de vision. Il n’est pas rare qu’il s’installe dans une position soigneusement préparée à l’aube pour ne la quitter qu’au coucher du soleil, quelques morceaux de sucre et de pain glissés dans sa poche constituant sa seule alimentation au cours de la journée. Dès que sa victime apparaît, il la cale dans l’alignement de la hausse et du guidon de son arme, puis presse la détente.
La « moisson » commence dès le premier jour des hostilités : lors d’une patrouille à Hyrsylä (actuelle Khyursyulya, en Carélie russe), une de ses balles cueille un officier soviétique. Deux, trois ennemis s’effondrent sous ses balles dans les jours qui suivent. Ceux‑ci défilent et finissent par se ressembler. Son score s’élève bientôt à une dizaine d’adversaires abattus, toujours à plus de 350 mètres. Comme son commandant de compagnie, le Kapteeni Aarne Juutilainen, constate que le décompte n’est fait par personne, il ordonne à Häyhä de le consigner dans un carnet et de lui faire un rapport précis chaque soir. Puis devant l’ampleur du phénomène, il charge rapidement un Jäger de l’accompagner en permanence afin de confirmer ses « kills ». Celui‑ci ne manque pas de travail, puisque la journée la plus prolifique du sniper finlandais – le 21 décembre 1939 – voit 25 soldats soviétiques s’effondrer sous ses balles ! D’après les archives finlandaises, le caporal en est à 138 ennemis abattus le 22 décembre 1939, 199 le 26 janvier 1940 et 219 le 16 février !
Les exploits de Simo Häyhä se répandent comme une traînée de poudre, et la crainte qu’il suscite dans l’Armée rouge devient telle que les Frontoviki lui donnent un surnom : « Belaya Smert », la « Mort blanche ». Son tableau de chasse hallucinant exaspère les généraux soviétiques, car il risque de miner le moral déjà bien bas d’une Armée rouge qui n’arrive toujours pas à percer le front finlandais et qui souffre de la tactique des « motti » (qui consiste successivement à dresser une embuscade contre une unité soviétique, à tronçonner ses éléments, à encercler ceux‑ci et finalement à les détruire un par un) imposée par les défenseurs. Aux grands maux, les grands remèdes. Lorsque sa présence est avérée par un coup au but, les Soviétiques ont recours à tous les moyens pour essayer de le mettre hors d’état de nuire. Une détonation claque, les batteries d’artillerie les plus proches ripostent à l’endroit d’où l’on soupçonne que le tir est parti. Une fois, un éclat d’obus déchire la veste du Korpraali Häyhä, sans le blesser. Une autre, un bombardement aérien est ordonné ! Plus tard, c’est un bataillon entier qui organise une battue ! Parallèlement, des tireurs d’élite sont envoyés à sa recherche, sans résultat : « Belaya Smert » est insaisissable. En une centaine de jours, le Finlandais abat 259 soldats russes avec son fusil, un chiffre porté à 542 si l’on comptabilise les ennemis tués au pistolet-mitrailleur lorsqu’il est engagé comme simple fantassin lors de la bataille de Kollaa.
Certes, le palmarès de Simo Häyhä est impressionnant, mais il est à relativiser pour ce fait précis, car la distinction entre les deux modes opératoires est à prendre en compte. Durant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs snipers allemands et soviétiques dépasseront allègrement le « score » de 259 ennemis abattus. Cela n’enlève rien à ses qualités irréfutables de tireur : son « kill » le plus lointain est effectué à 450 mètres de distance.
Gueule cassée
Mais le 6 mars 1940, la chance abandonne Simo Häyhä. Un sniper soviétique qui le traque finit par le débusquer et l’avoir dans sa mire. L’homme ne rate pas sa cible : sa balle frappe Häyhä en plein visage. Elle lui arrache la moitié gauche de la mâchoire et, déviée, ressort sous l’oreille, sans toucher le cerveau ni la carotide. Inconscient, baignant dans une mare de sang parsemée de fragments d’os, « Belaya Smert » est ramassé par des soldats finnois qui s’étonnent de le trouver encore en vie alors que, selon leurs propos, « il lui manque la moitié de la tête ». Les chirurgiens font tout leur possible pour rapiécer ce qui peut l’être, mais Häyhä conservera toute sa vie les stigmates de cet ultime duel, qui l’apparenteront à une véritable « Gueule cassée » de 1914‑18. Le héros finnois reprend conscience le 13 mars 1940, jour de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu conclu entre les belligérants, consécutivement au traité de Moscou signé la veille et qui verra l’Union Soviétique s’emparer d’une grande partie de la Carélie et des îles du golfe de Finlande.
Quelques semaines après la guerre d’Hiver, en récompense de ses formidables états de service, le maréchal Mannerheim le promeut directement au grade de Luutnantti (sous-lieutenant) ! Il est couvert d’honneurs et décoré notamment des quatre classes de la Croix de la Liberté, la plus haute distinction du pays. Mais pour lui, il ne peut plus être question de service actif, et la guerre de Continuation débutée en juin 1941 aux côtés de la Wehrmacht se déroule sans lui. Après la Seconde Guerre mondiale, il renoue encore une fois avec l’agriculture.
Figure emblématique du sniping, coqueluche de la propagande finlandaise durant la guerre d’Hiver, Simo Häyhä reste associé, de par son palmarès effrayant, à l’image négative du tireur d’élite. Sa maladresse et sa froideur dans les interviews de l’après-guerre ne contribuent pas à lui forger une image positive dans l’opinion. Dans le climat d’apaisement avec l’URSS et de neutralité adopté par Helsinki durant la Guerre froide, sa personnalité est très contestée en Finlande après 1945. Pour preuve, le tollé provoqué lorsqu’il répond, en 1998, à la question de savoir comment il était devenu aussi bon tireur (« par la pratique »), puis sa réaction lorsqu’on lui rappelle le nombre de ses victimes (« J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire, du mieux que je l’ai pu »)…
Simo Häyhä s’éteint dans la maison de retraite pour anciens combattants d’Hamina le 1er avril 2002, à l’âge de 96 ans.
Par Yann Mahé